14
Les éléments douteux éliminés, c’était à présent Khamoudi en personne qui commandait l’impressionnante garde personnelle du pharaon Apophis. À l’abri dans son char recouvert d’un dais, le souverain ne pouvait être atteint ni par une flèche ni par une pierre provenant d’une fronde.
À l’entrée de la vieille ville sainte d’Héliopolis, l’armée hyksos avait massé quelques centaines de paysans égyptiens, contraints d’acclamer leur roi. Ceux qui ne criaient pas assez fort seraient déportés dans les mines de cuivre du Sinaï.
C’était ici, dans la cité du soleil créateur, qu’avait pris corps la spiritualité égyptienne. C’était ici que des sages avaient rédigé les textes gravés à l’intérieur des pyramides de Saqqarah pour assurer la résurrection et les mutations incessantes de l’âme royale.
Apophis n’avait pas fait détruire la bibliothèque d’Héliopolis, car il comptait tirer profit du savoir des vaincus afin de mieux les dominer et d’étendre chaque jour davantage ses conquêtes. Trop engagés dans leur recherche de la sagesse et de l’harmonie sociale, les Égyptiens avaient oublié l’essentiel : seule la force donnait la victoire.
Sur le parvis du temple principal d’Héliopolis, seul sous le soleil, le grand prêtre.
Le crâne rasé, vêtu d’une peau de panthère ornée de dizaines d’étoiles d’or, il tenait dans la main droite un sceptre de consécration.
Apophis descendit de son char.
— Que savons-nous de cet insolent ? demanda-t-il à Khamoudi.
— C’est un érudit attaché aux anciennes croyances et considéré par ses pairs comme le gardien de la tradition.
— Qu’il s’incline devant son roi.
Khamoudi transmit l’ordre, mais le vieux prêtre demeura droit comme une statue de l’Ancien Empire.
Maîtrisant difficilement sa fureur, Apophis s’avança.
— Ignores-tu le châtiment auquel tu t’exposes ?
— Je ne m’incline que devant un pharaon, répondit le grand prêtre.
— Eh bien, j’en suis un ! Et je viens précisément inscrire mes noms de règne sur l’arbre de la connaissance.
— Si vous êtes ce que vous prétendez être, tel est bien votre devoir. Suivez-moi.
— Moi et mes hommes vous accompagnons, intervint Khamoudi.
— Hors de question, objecta le grand prêtre. Seul Pharaon peut approcher de l’arbre sacré.
— Comment oses-tu…
— Laisse, Khamoudi ! Moi, Apophis, je me conformerai aux usages.
— C’est trop dangereux, seigneur !
— Si l’on perpétrait un attentat contre ma personne, le grand prêtre d’Héliopolis sait que tous les temples seraient rasés et les ritualistes exécutés.
Le vieillard hocha la tête.
— Je te suis, grand prêtre.
Apophis n’éprouva aucune émotion en pénétrant dans le grandiose sanctuaire qui avait accueilli en son sein tous les pharaons de l’Ancien et du Moyen Empire.
Quelques instants, l’atmosphère recueillie de ces lieux où l’on vénérait encore Maât, déesse de la rectitude, provoqua un léger trouble ; pour le dissiper, l’empereur hyksos évita de regarder les bas-reliefs et les colonnes de hiéroglyphes qui, même hors de la présence humaine, affirmaient la présence des puissances créatrices et célébraient le rituel.
Le grand prêtre s’engagea dans une vaste cour à ciel ouvert au centre de laquelle trônait un perséa géant aux feuilles lancéolées.
— Cet arbre a été planté au début du règne du pharaon Djéser, le créateur de la pyramide à degrés, expliqua le grand prêtre, et sa longévité défie le temps. Sur les feuilles de l’une de ses branches maîtresses sont inscrits les noms des pharaons dont le règne a été approuvé par les divinités.
— Trêve de discours ! Donne-moi de quoi inscrire le mien.
— Il s’agit d’un rite aux exigences précises : vous devez porter la coiffe antique, placer à votre front un uraeus en or, vous vêtir d’un pagne court, vous prosterner et…
— Cesse de divaguer, vieillard ! L’empereur hyksos ne se soumet pas à des rites désuets. Donne-moi de quoi écrire sur les feuilles, et il suffira.
— Pour que la tige des millions d’années continue à croître, vous devez utiliser le pinceau du dieu Thot. L’acceptez-vous ?
Apophis haussa les épaules.
Le vieux prêtre s’éloigna lentement.
— Où vas-tu ?
— Prendre ce pinceau dans le trésor du temple.
— Ne me joue pas un mauvais tour, sinon…
Apophis regretta de s’être privé de toute protection. À la place du grand prêtre, il aurait improvisé un guet-apens. Mais les adeptes des anciens cultes désapprouvaient le crime. Ils croupissaient dans leur monde irréel où l’illusion de Maât continuait à les faire rêver !
Le vieillard revint, porteur d’un coffret en acacia.
À l’intérieur, un matériel de scribe : une palette avec des trous pour les encres rouge et noire, des godets remplis d’eau et un pinceau.
— Diluez le petit pain d’encre noire avec un peu d’eau, trempez votre pinceau et écrivez.
— Acquitte-toi toi-même de ces tâches médiocres !
— Je peux préparer le pinceau, mais c’est à vous de le manier.
Apophis s’en saisit et tenta d’écrire son premier nom, « l’aimé de Seth », sur une feuille large et longue.
Mais aucun signe ne s’inscrivit.
— Ton encre est de mauvaise qualité !
— Je vous garantis que non.
— Dilue la rouge.
Le grand prêtre s’exécuta, mais le résultat fut identique.
— Tu te moques de moi, vieillard !
— Il faut vous rendre à l’évidence : l’arbre de la connaissance refuse vos noms, car les dieux ne vous admettent pas dans la lignée des pharaons.
— Va immédiatement me chercher des pains d’encre neufs.
— Comme vous voudrez…
Apophis ne trépigna pas longtemps. Il constata que le nouveau pain d’encre noire n’avait jamais servi.
— Ne tente plus jamais de m’abuser avec des produits défectueux, vieillard ! En ce jour de gloire pour les Hyksos, je te pardonne ta malveillance, mais ne compte plus jamais sur ma clémence.
La nouvelle tentative d’inscription sur la feuille de l’arbre se solda par un nouvel échec.
— L’encre n’est pas responsable, observa le grand prêtre. Vous n’êtes pas pharaon et vous ne le serez jamais.
Apophis considéra l’Égyptien avec une haine glaciale.
— Tu jettes un maléfice avec ton sceptre… C’est ça, c’est bien ça !
Le Hyksos l’arracha des mains du vieillard et le brisa en deux.
— Voilà ce que j’en fais, de ta pauvre magie ! À présent, l’arbre m’acceptera.
Mais le pinceau glissa sur la feuille sans laisser aucune trace.
Apophis l’écrasa du talon.
— Qui est autorisé à pénétrer dans cette cour et à lire les noms des pharaons ?
— Seul le grand prêtre d’Héliopolis.
— Consens-tu à faire figurer mon nom dans les annales de ce temple ?
— Impossible.
— Ne tiendrais-tu pas à la vie, vieillard ?
— Mieux vaut mourir en rectitude que de vivre en parjure.
— Tu es l’unique témoin du refus de l’arbre… Tu dois donc disparaître.
Apophis dégaina sa dague et la planta dans le cœur du grand prêtre, qui n’avait pas esquissé un geste de défense.
— Je commençais à être inquiet, seigneur… Tout s’est-il bien passé ?
— À merveille, Khamoudi. Mon nom est désormais préservé pour l’éternité sur l’arbre de la connaissance, en lettres bien plus grasses que celles de mes prédécesseurs. Les divinités se sont prosternées devant moi, et nous n’avons plus rien à craindre des sortilèges égyptiens. Que des festivités soient organisées pour que le peuple puisse acclamer son nouveau pharaon.
— Je m’en occupe immédiatement. Rien d’autre, seigneur ?
— Fais disparaître tous les prêtres de ce temple, ferme ses portes et que plus personne n’y pénètre. Ainsi mes noms de couronnement demeureront-ils hors de portée des regards humains.